Les mois sous

silence

POST-PARTUM DE CHAMPIONNES

écrit par les étudiants de l'Institut Français de Presse


Un point noir déchire le ciel laiteux de Salon-de-Provence. Et un long cri strident, presque cathartique. Une manière d’expulser 18 mois de doutes, de frustration, d’espérance. Au bout : 60 mètres et une explosion d’émotions. Ce 23 février 2019, Mélina Robert-Michon, vice-championne du lancer de disque aux Jeux olympiques de Rio, est de retour au plus haut niveau national après un second accouchement. 
"Je n’aurais pas été la championne que je suis sans ces deux grossesses"
Melina robert-michon
Ces mots, elle n’est pas la seule athlète à les avoir prononcés. Elles s’appellent Mélina, mais aussi Valériane ou Charline. Ces sportives de haut niveau ont eu un enfant durant leur carrière, avant de revenir au sommet de leur discipline. 
Certaines en ont profité pour faire une pause, quand d’autres se sont préparées à revenir avant même d’accoucher. Pourtant, le post-partum des athlètes peut s’apparenter à un chemin de croix. Et s’il y a autant d’après-grossesses que d’athlètes, les obstacles rencontrés sont similaires.
Auparavant, grossesse rimait avec fin de carrière. Mais il y a bien un après, dont on parle moins, que ces mamans-athlètes n’hésitent plus aujourd’hui à relater. Ce moment où elles ont dû se reconstruire physiquement, souvent mentalement, et accueillir un nouvel être dans leur vie sans abandonner leur passion. Elles racontent les bonheurs et les désillusions, les moments de solitude, l’envie d’abandonner, parfois, et surtout la rage de revenir. 
Chapitre 1

La peur au ventre

Janvier 2022. À peine rentrée de la maternité, la basketteuse Valériane Ayayi-Vukosavljević pense déjà à reprendre. Celle qui s’est absentée à peine huit mois des compétitions et qui, en dissimulant sa grossesse, a réussi l’exploit de décrocher le bronze aux Jeux de Tokyo avec les Bleues, a hâte de dribbler à nouveau ses adversaires. Mais la route est encore longue pour l’ailière de 27 ans. "J’avais très peur. Plus mon corps changeait, plus je me disais que je ne retrouverais jamais mes capacités", se remémore-t-elle aujourd’hui. Mais Valériane est une battante suivie depuis plusieurs mois par Cécile Cape, kinésithérapeute spécialiste de la périnatalité des sportives. 
La première étape, faire un état des lieux d’un ensemble de muscles peu connu, mais essentiel, le périnée. 
Les femmes sont peu informées sur l’importance du périnée. Et les sportives ne font pas exception. "Beaucoup ont des fuites urinaires, même sans avoir eu d’enfants, raconte Cécile Cape. Elles commencent à comprendre ce qu’est le périnée quand elles accouchent. Ça paraît fou, mais c'est la norme."
Valériane Ayayi-Vukosavljević fait partie des heureuses, elle a pu reprendre au bout de deux semaines.
"J'ai eu un post-partum de rêve "
Valeriane ayayi-Vukosavljevic
Toutes les sportives n’ont pas cette chance. L’actuelle détentrice du record d’Europe du 100 mètres Christine Arron apprend qu’elle est enceinte fin 2001. À l’époque, mettre en pause une carrière pour avoir un enfant est impensable : "Je n’avais pas de programme. Mon corps, imprégné d’hormones, gonflait. En me regardant dans la glace après avoir eu mon fils, j’avais envie de pleurer."
Après un accouchement par césarienne, rebelote. Christine Arron n’a que son gynécologue. Sortant d’une année éprouvante aux États-Unis, elle n’a même plus d’entraîneur. L’athlète de 29 ans rentre en Guadeloupe, récupère des informations à droite à gauche, commence une rééducation du périnée au bout de deux mois, et se met en tête de perdre en trois mois les 30 kilos qu’elle a pris, avant d’aller voir son nouveau coach."Ne pas avoir le contrôle de mon appétit, c’était le plus dur pour moi. Les médecins n'avaient pas de solution. Je n'étais pas accompagnée psychologiquement."
"Je recevais beaucoup de critiques. Un cardiologue m’a dit : ‘Au moins deux ans.’  Mes amis, pareil."
christine arron
Rééduquer le périnée est primordial avant de songer à remobiliser la ceinture abdominale. "Travailler les abdominaux alors que le plancher pelvien n’est pas solide crée un risque de fuites urinaires et même de descentes d’organes", explique Nathalie Mutel-Laporte, sage-femme à l’Institut Montsouris à Paris.
En matière de suivi post-partum, Carole Maître fait figure d’autorité à l’INSEP. "Le bilan périnéal est fait au bout de 6 à 8 semaines. Avant, pas de course à pied ou de sports d’impact", détaille la gynécologue, pour qui le gros du travail doit néanmoins être anticipé dès la grossesse.
Carole Maitre
Mélina Robert-Michon, elle, a attendu les huit semaines recommandées : "Il faut sentir le bon moment pour soi. Je n’avais pas envie de me pisser dessus à chaque effort. J’ai dit à la sage-femme : ‘S’il faut faire 100 séances, j’en ferai 100.’"
Valériane Ayayi-Vukosavljević a eu interdiction de fouler les parquets "pendant un mois et demi" après son accouchement. Cécile Cape lui a donc concocté un programme détaillé comprenant, entre autres, course avec des boules de geisha et renforcement musculaire. Le sourire aux lèvres, la kinésithérapeute se remémore : "Je lui ai dit dès le début : ‘Soit tu arrêtes car ta vie de maman te plaît trop, soit tu reviens encore meilleure qu’avant.’"
Et la basketteuse garde de son premier entraînement un souvenir empreint de joie : "J’ai fait 30 minutes de respiration, d’abdominaux et de squats dans mon salon. Aujourd’hui, ce n’est rien mais à ce moment-là, c’était énorme. Cette sensation d’être maman et de redevenir athlète, avec ma fille allongée en face de moi, c’est là que tout a commencé à faire sens."
Chapitre 2

double vie

"Ça a été un traumatisme". Avec une émotion teintée de pudeur, Mélina Robert-Michon revient sur sa première séance d’entraînement, après des semaines de rééducation."Émotionnellement, c’était très fort. On n’est pas préparée à ça. En tout cas, moi, je ne l’étais pas. Je prenais une barre à vide de 20 kilos sur les épaules, je descendais et j’étais incapable de remonter", se souvient la lanceuse de disque qui a mis au monde deux enfants au beau milieu de sa carrière. "Pourtant, je l’avais fait des milliards de fois. J’ai terminé en larmes en me disant que je n’y arriverai jamais."
Curieux mélange d'espérance, de crainte et d'excitation, la reprise post-partum se mue en une succession de paliers propres à chaque sportive. Deux, trois ou six mois, il n’existe pas de période idéale avant de retâter les terrains d’entraînement. 
"Si on ne la freinait pas, elle serait revenue dès le lendemain de son accouchement. Avec sa kiné on jouait le rôle de frein à main, il fallait d’abord qu’elle ait les feux verts de son corps, se souvient Julie Barennes, la coach de Valériane Ayayi-Vukosavljević à Basket Landes. Mais Valou est hors-norme." Six semaines après avoir donné la vie, l’internationale française était de retour au milieu de ses coéquipières.
Se réapproprier un corps qui a changé, mais aussi un sport et des automatismes, le défi est de taille. "Je ne savais plus qui j’étais mais, surtout, je ne savais plus quelles étaient mes priorités", ne veut pas oublier Mélina Robert-Michon. Cette quête d'identité, ces heures à se demander "Suis-je une bonne mère ?", à se sentir coupable de partir au stade ou à la salle de sport, elles les ont toutes connues. 
Entre le désir de revenir au plus vite et ce nouveau rôle de mère, chronophage, "une sorte de schizophrénie s’installe", admet sans langue de bois Valériane Ayayi-Vukosavljević. "Mais parfois couper permet de respirer. Et une fois que je suis à l’entraînement ou avec ma fille, j'en profite à 300%", poursuit-elle.
charline picon
"On doit sans cesse alterner entre nos multiples casquettes : la sportive, la mère, la conjointe. Placer le curseur n’est pas évident", abonde la véliplanchiste Charline Picon. Devenue mère après son titre olympique de 2016, la Rochelaise a pris le parti de tout faire pour profiter au maximum de sa fille. Les premiers mots, les premiers sourires, les premiers pas, l’allaitement. Des moments primordiaux - souvent appréhendés - que la planche à voile ne lui a pas enlevés.
charline picon
Par bien des aspects, cette coupure peut s’avérer bénéfique psychologiquement pour ces nouvelles mères-sportives qui sont comme portées par un vent de fraîcheur vers leur reprise de la compétition. Charline Picon se souvient s’être "complètement surprise". "J’avais une telle énergie, une telle volonté, une telle motivation", se remémore celle qui a franchi ses premières vagues en course dans le froid de mars à Biscarrosse, huit mois après. "J’étais tellement contente d’être de retour."
Chapitre 3

retour gagnant

Portée par l'irrépressible envie de "prouver au monde entier qu’une athlète peut revenir au plus haut niveau après une grossesse", Valériane Ayayi-Vukosavljević rejoue en compétition pour la première fois le 16 avril 2022, moins de trois mois après la naissance de sa fille Alani. Les cinq points marqués et le succès obtenu par Basket Landes contre Angers (89-74) sont alors anecdotiques. La symbolique l’emporte. Le pari est réussi.
Depuis, la cadre des Bleues enchaîne les matches avec son nouveau club, l’USK Prague, et fait partie des meilleures joueuses européennes. L’ailière assure même pratiquer "le meilleur basket de sa carrière" ces derniers mois. "Je suis épanouie en tant que mère et joueuse, et ça se traduit sur le parquet", ajoute-t-elle. Et pourtant, elle avoue en souriant faire "beaucoup moins de travail supplémentaire à l'entraînement qu’avant pour se consacrer à (s)a fille." 
Avec plus de recul, Mélina Robert-Michon fait un constat similaire."J’ai été meilleure après ma grossesse", raconte celle qui a réalisé son record personnel à 66,73 m aux Jeux de Rio, après la naissance de son premier enfant. "Mais pour ça, il faut être bien entourée. C’était un combat d’en parler pour que les choses évoluent."
Si les retours réussis se multiplient ces dernières années, les a priori n’ont pas totalement disparu. Loin de là. La double vie menée par les mamans-athlètes suscite encore doutes et critiques d’encadrants sportifs. De quoi mettre hors d’elle la handballeuse Siraba Dembélé. "Je trouve honteux que des gens doutent encore de nos capacités à revenir en forme" dénonce la joueuse du CSM Bucarest, qui a accouché de jumeaux en novembre 2019."Nous sommes des compétitrices dans l'âme."
" Quand on s'arrête pour une grossesse, on ne pense qu’à retrouver le haut niveau."
SIRABA DEMBELE

Mais d’où vient cette surprotection des athlètes devenues mères ? Une partie de la réponse réside dans "le manque de connaissances des fédérations et entraîneurs à ce sujet", selon la kinésithérapeute Cécile Cape. Un point sur lequel le ministère des Sports, qui n’a pas souhaité nous répondre directement, a promis d’agir le 6 mars dernier, lors d’une journée sur la féminisation du sport. Si pour cet évènement, le choix s'est porté sur la Maison du Handball, à Créteil, c’est parce que la discipline est en première ligne sur ces questions en France. Le dispositif DIHANE* instauré en 2021 permet aux joueuses professionnelles, en cas de grossesse, de conserver leur salaire pendant un an, contre trois mois auparavant. 

*pour Dialogue social, Innovation, Handball, parteNaires, fEminin
Pour épauler les sportives, les encadrants et entraîneurs restent principalement des hommes "qui n’ont pas la même compréhension du corps et de la vie d’une jeune maman que les femmes", regrette à son tour Valériane Ayayi-Vukosavljević. La basketteuse est bien placée pour évoquer la question. Elle confie avoir été "entourée par des femmes en or" dans son ancien club.
À Basket Landes, l’entraîneure Julie Barennes et la présidente Marie-Laure Lafargue sont une exception dans le milieu, et une chance pour la principale concernée. "De nombreuses amies sont mères, je connais donc les difficultés et la charge mentale rencontrées dans un post-partum, explique Julie Barennes. Cette sensibilité m'a aidé à accompagner Valériane le plus humainement possible."

En bronze à Tokyo, Valériane Ayayi-Vukosavljević va tenter d’aller chercher le titre à Paris 2024. Également médaillée en 2021, Charline Picon rêve d’un nouveau podium. Mais les prises de parole des derniers mois – de la judokate Clarisse Agbegnenou ou encore de la skippeuse Clarisse Crémer, prouvent que la question du post-partum des athlètes est loin d’être anachronique.

Côté recherche, en 2017, un groupe d’experts du Comité International Olympique (CIO) a publié sous la direction de Kari Bø un rapport sur l’accompagnement de la maternité des sportives. Mais le terrain reste méconnu. La chercheuse-kinésithérapeute résume bien cet angle mort scientifique : "Nous avons mis trois ans à amener ce sujet. Notre travail a beaucoup été mentionné, mais ce n'est jamais bon signe quand une seule et même étude est citée partout." En France, il a fallu attendre 2020 pour que le ministère des Sports se penche sur le sport et la maternité, puis 2022 pour la question spécifique des athlètes.

Pourtant, ces sportives ont largement prouvé que l’on peut être mère et continuer de tout rafler, Christine Arron parmi les premières : "J’aurais signé tout de suite si, début 2003, on m’avait dit qu’on serait championnes du monde en relais 4x100m en août. Je regarde les photos de mon fils de 14 mois qui tient ma médaille et je n’aurais jamais imaginé vivre ça."

La venue de la footballeuse Amel Majri à Clairefontaine avec sa fille de neuf mois début mars est porteuse d’espoir. Les mots du nouveau sélectionneur des Bleues Hervé Renard également : "La France est un peu en retard. (...) Peut-être qu’un jour on se retrouvera avec quatre ou cinq bambins avec nous. Si c’est bien organisé, cela ne pose pas de problème."

Une certitude demeure : il va falloir s’habituer à ce que les enfants s’invitent sur les bords des terrains, stades, et autres surfaces de compétition. Et surtout, sur les podiums.